Lettre ouverte aux services achats des grandes entreprises
Fin juin, j’ai posté un article intitulé “Lettre ouverte au Directeur de mon URSSAF”, si vous ne l’avez pas encore lu, merci de vous y reporter pour la pleine compréhension de cette article qui lui fait suite.
Dans cette Lettre Ouverte, je pointais le caractère litigieux des offres de mission à destination des Indépendants et assorties de la mention “Pré embauche”.
Dans ce papier, je me propose d’explorer la situation du marché de la prestation Informatique pour les Indépendants un peu plus en profondeur, et de montrer en quoi cette pratique n’est qu’un épiphénomène, révélant l’existence de causes sous-jacentes particulièrement inquiétantes pour la survie des Indépendants en tant que tels sur leur marché.
l’URSSAF répond !
Déjà, je veux souligner que l’affaire a été prise au sérieux par l’administration, ce dont tous les Indépendants devraient se réjouir. J’ai en effet reçu une réponse écrite et j’ai eu un échange téléphonique très pertinent avec l’administration, tout ceci est donc très encourageant.
Je cite un extrait significatif de la lettre de réponse (en date du 7 juillet 2014) :
Les informations que vous portez à notre connaissance constituent de fait une information que nos services ne manqueront pas d'exploiter dans le cadre des priorités fixées et des opérations de contrôle qui seront menées.
Il me semble que c’est clair !
D’autre part je me suis engagé à apporter toute ma collaboration aux services en question pour les aider à qualifier le phénomène de façon circonstanciée.
Enfin, j’incite tous les Indépendants qui luttent sur le marché actuel pour me donner leurs témoignages, notamment à propos des contrats assortis d’une mention de “Pré embauche”pour commencer par la. [1]
Un peu d’histoire
Qu’est-ce qui se cache exactement sous les contrats “à pré-embauche” ? Je vous propose un peu d’histoire pour tirer cela au clair et mettre en évidence les tenants et les aboutissants.
Une dizaine d’années en arrière, les grandes entreprises s’adressaient éventuellement à des indépendants et passaient des contrats directs avec eux.
A cette époque, c’étaient les services demandeurs qui recherchaient directement leurs prestataires. Ensuite seulement, après que l’entente soit conclue, entraient en jeu les services achats de façon purement administrative ou presque. C’était le temps béni des indépendants !
Les achats montent en puissance dans l’entreprise …
Ensuite, sous l’influence d’un management de plus en plus aligné avec des buts strictement financiers, une inflexion s’est faite dans le sens de la centralisation de toutes les activités d’achats au sein des services de même nom. Dès lors, les achats n’entendaient plus que les services choisissent leurs fournisseurs mais plutôt que ceux-ci leur expriment des besoins qui seraient ensuite traduits en processus de sélection & référencement par les achats.
Incidemment on peut noter ici que les certifications qualité comme ISO 9001 en inscrivant certaines exigences vis-à-vis des fournisseurs ont poussé à ce type d’organisation. Mais rien dans cette norme ne leur interdit d’agréer des Indépendants ! C’est seulement leurs limitations mentales, leur pusillanimité et une certaine fainéantise intellectuelle, qui les empêchent de le faire.
Et ferment les portes aux indépendants …
En mettant en place des politiques d’achats formelles et structurées, les services vont traiter la prestation informatique comme n’importe quelle commodité et vont appliquer les critères habituels : taille de l’entreprise, pérennité, ancienneté, références, etc … Le problème essentiel ici est que les Indépendants (En tant qu’entrepreneurs individuels) vont être éliminés d’emblée, sur la base même de leur statut ! On peut vraiment assimiler cela à une discrimination pure et simple.
A partir du milieu des années 2000, les grandes entreprises en France ne vont plus du tout référencer d’Indépendants.
Parallèlement, selon une démarche apparemment pleine de bon sens de leur point de vue, les achats vont établir des “fiches profils” inspirées par les postes existants dans l’entreprise ou par des souhaits exprimés par les services informatiques, et ils vont négocier les prix de journée de ces “profils” avec leurs fournisseurs agréés, supposés posséder ces profils en rayons, le doigt sur la couture du pantalon, prêt à se rendre dans l’entreprise comme de petits soldats bien disciplinés !
Ceci est un mythe intégral, complaisamment entretenu par les commerciaux des SSII et auquel veulent croire les acheteurs parce que cela conforte leur modèle.
En ignorant certains besoins de l’entreprise
Ce faisant les services achats ignorent tout un pan de la réalité des besoins en informatique (et certainement d’autres domaines), en premier lieu celui des conseils de qualité, réellement indépendants des acteurs en position de force (Editeurs, Constructeurs, SSII), celui du consulting stratégique, de l’Audit, de l’AMOA vraiment au service de l’entreprise, de la Gestion du Changement et des situations de crise par des intervenants neutres … Tout ceci impliquant des interventions limitées dans le temps, au contenu non prévisible par définition.
Correspondant à l’offre fondamentale des Indépendants
Un indépendant est en effet quelqu’un qui a une offre originale, unique, qui est spécifique à sa personne, son histoire, son expérience, et qui s’apprécie individuellement. Ceci peut paraitre fastidieux mais c’est ainsi et c’est pourquoi à condition de faire appel à lui à bon escient, un Indépendant peut apporter beaucoup à une entreprise.
Un Indépendant ne se comporte pas comme un salarié, soumis à une relation de subordination vis-à-vis de l’entreprise. L’Indépendant est quelqu’un à qui on confie un problème et qui va le résoudre en étant maitre des méthodes, en mobilisant une expertise originale et sans être influencé par des relations de dépendances qui peuvent biaiser le jugement (ce qui serait le cas d’un salarié). Si l’entreprise savait résoudre le problème elle n’aurait pas besoin de faire appel à un Indépendant.
Un Indépendant (véritable) est typiquement capable d’identifier les causes fondamentales d’un dysfonctionnement, de les expliciter et de les communiquer à l’entreprise, éventuellement de proposer des remédiations. Vous ne pouvez pas vous attendre à ce que ce type de service soit rendu par votre constructeur favori, le fournisseur de votre ERP, de votre messagerie ou de l’OS de vos postes de travail ! Car si l’entreprise a un problème avec son informatique il y a des chances que l’un ou l’autre ou plusieurs de ces acteurs soient impliqués d’une façon ou d’une autre dans ce problème.
La requalification : argument hypocrite des achats !
Le putch interne des achats ne s’est pas fait sans grincements de dents au sein des services comme on peut l‘imaginer. Et alors un des arguments massue qui a été inventé par les achats avec la complicité du juridique fut le suivant : “En passant des contrats de service avec des indépendants, on risque la requalification en contrat de travail par l’URSSAF !”
Face à ça, les services se sont écrasés car on les accusait de vouloir mettre l’entreprise au prise avec l’administration, de lui faire courir des risques judiciaires aux conséquences imprévisibles etc …
Réalité du risque de requalification
La vérité est que ce risque peut ou non être fondé suivant la situation, et la maitrise de cette situation est entièrement entre les mains de l’entreprise !
Ce n’est pas le fait de contracter avec un indépendant qui définit une relation soumise à contrat de travail, c’est la façon dont ce contrat est exécuté.
La requalification est fondée
lorsque l’entreprise entend définir le contenu du travail de l’indépendant, lorsqu’elle le soumet à des directives au niveau des méthodes d’exécution, lorsqu’elle entend mette l’Indépendant dans une situation de sujétion qui est le fondement de la relation de contrat de travail. Bref, lorsque l’entreprise utilise l’Indépendant comme un salarié, se comporte vis-à-vis de lui comme s’il était membre du personnel de l’entreprise.
Ces situations sont typiques des cas où l’Indépendant est assigné à un poste de travail au sein de l’entreprise pour des tâches au contenu récurrents et soumises à des consignes d’exécution précises. C’est la situation dans laquelle les achats ont cantonné les indépendants.
La requalification n’est pas fondée
Lorsque l’entreprise fait appel à un véritable Indépendant, tel que décrit plus haut, pour résoudre un problème à priori ponctuel et pour la résolution duquel l’Indépendant sera maitre de ses méthodes de travail. Nous sommes dans l’exécution d’une mission que l’Indépendant va s’efforcer de mener à bien grâce à son expertise propre qui n’appartient pas à l’entreprise.
Les achats jettent le bébé avec l’eau du bain !
En fait on voit que le risque brandi par les achats est un risque qu’ils ont créé de toutes pièces par leurs propres procédures ! Tout en interdisant parallèlement aux vrais Consultants de travailler directement pour eux, au nom même de ce risque alors totalement inexistant dans cette situation !
C’est à croire que beaucoup d’entreprises, et curieusement les plus grandes d’entre elles qui disposent pourtant d’un service juridique, ont complètement perdu de vue ce qui qualifie juridiquement un contrat de travail. Plutôt que faire l’effort de distinguer une situation de relation salariale d’une situation de délivrance d’une prestation de service de type “business to business”, les entreprises ont décidé de jeter le bébé avec l’eau du bain et de ne jamais contracter avec des Indépendants quelle que soit la nature de la relation !
Jonglons avec le droit du travail
En définissant le contenu des prestations sur des modèles pré-établis (quasi fiche de poste parfois même rédigées par les RH), en ignorant l’offre de service fondamentale des Indépendants, les services achats ouvraient une boite de Pandore qui est celle de l’utilisation des indépendants comme des salariés ou des intérimaires déguisés.
Conscient que l’inflexion faite dans l’usage des Indépendants pouvaient les exposer à un risque de requalification, les entreprises ont eu recours à l’intermédiation pour transférer le risque à leurs fournisseurs.
Notons que, historiquement il y a longtemps que les SSII mettaient du personnel en “délégation” au sein des entreprises, parfois de façon justifiée sur des projets par exemple, assumant exactement le rôle d’une société d’interim spécialisée (Sans toutefois payer les primes liées à la précarité). Mais aussi, de façon plus contestable en délégant du personnel sur des postes d’exploitation, de support, de maintenance, bref du récurrent qui ne satisfait même pas aux restrictions d’emploi définies pour l’interim.
Toutes les demandes qui, avant l’hégémonie des achats étaient dirigées vers les Indépendants en direct, (ou via une petite structure commerciale), sont maintenant re-routées par les achats vers les SSII. Ainsi, les services achats se débarrassent de la complexité liée à la gestion directe des Indépendants, tout en ayant le sentiment de s’être débarrassés du risque de requalification sur leurs fournisseurs.
Bien que ces dernières (Les SSII) aient l’habitude de ce mode de fonctionnement, elles ne peuvent pas répondre à ces demandes sur leur seul personnel interne et ne souhaitent pas non plus assumer des embauches jugées trop risquées, elles vont donc faire appel aux Indépendants mais via une autre structure intermédiaire : le cabinet de placement.
Et empilons les intermédiaires
Le schéma ci-dessus représente exactement la situation actuelle. Les achats référencent une SSII principale (il peut y avoir un second choix et des spécialités) qui traitera 90 % des besoins.
Cette SSII qui a contractualisé la disponibilité de centaines de profils ne s’attend certes pas, sauf exception, à les fournir sur ses ressources propres, elle a donc elle même référencé quelques cabinets de placement qui se chargent de la recherche des Indépendants (Qu’ils appellent de façon méprisante des “pinpins”) en gérant des bases de CV et en annonçant les offres de missions sur des sites spécialisés.
L’indépendant coupé de son marché
Dans cette situation, l’Indépendant n’a plus de contact du tout avec les personnes qui seraient susceptibles d’avoir besoin de lui, donc il ne peut plus échanger, comprendre les besoins dans les détails, argumenter, faire valoir ce qu’il peut apporter, bref se vendre, mais aussi apporter à l’entreprise une connaissance de l’état de l’offre, et en absence de cette échange l’entreprise perd une partie de la culture propre à l’usage des Indépendants vrais.
L’Indépendant a perdu tout contrôle sur son marché. Et sans contrôle sur son marché … il n’y a plus de business au sens vrai du terme.
Est entièrement soumis à la demande
Dans ces conditions, l’Indépendant n’est plus en situation de négocier quoi que ce soit, ses propres tarifs sont définis en dehors de lui, ils font l’objet de contrat entre l’entreprise et le fournisseur de rang 1, le rôle du cabinet et de chercher un profil qui tienne dans ce tarif et dont le CV présente les bons mots clefs (Je ne galèje pas, toute cette chaine utilise de plus en plus des logiciels de scoring qui trient sur les mots clefs présents ou non dans les CVs)
Pour le l’Indépendant véritable, la situation est d’autant plus difficile qu’il est amalgamé avec des Indépendants qui n’ont adopté ce statut que dans l’espoir de trouver un CDI et se comportent comme des chercheurs d’emplois.
Lorsque des besoins nécessitant un véritable Indépendant sont identifiés dans l’entreprise, il faut d’abord les faire matcher avec une fiche modèle quelconque, c’est donc toujours bancal. Ensuite, le vrai Indépendant se retrouve jugé par des intermédiaires qui d’une part n’ont que l’habitude de juger des salariés, d’autre part ne connaissent à peu près rien dans les problématiques en cause et ne savent pas non plus décrypter l’offre de service d’un Indépendant (qu’ils ne distinguent pas d’un CV d’ailleurs). Or, sans accès aux véritables intéressés, l’Indépendant a peu de chance de faire passer son message à travers cette couche (et il y en a encore une autre à passer !)
S’il peut passer ces couches et parvenir au client, alors il a une chance de faire comprendre son offre de service et de décrocher sa mission, mais dans bien des cas il est éliminé avant, par les intermédiaires qui ne savent pas lire son offre, trop différente de celles orientées vers la recherche d’emploi.
Des revenus sinistrés
Enfin, lorsqu’un Indépendant décroche une mission aujourd’hui, les honoraires qu’on lui impose sont une fois et demi à deux fois plus faibles qu’il y a 10 ans.
Il y a certainement peu de professions qui ont vu leurs revenus diminuer littéralement de moitié voire des trois quart au cours des 10 dernières années, les Consultants Indépendants Professionnels ont ce triste privilège. Et ceci est extrêmement simple à comprendre, il suffit de considérer les marges multipliées des 2 niveaux d’intermédiation habituels maintenant sur le marché : regardez le schéma ci-dessus, où je prends des valeurs moyennes basses, le tarif de l’Indépendant est multiplié par 1,5 au niveau du client final, et il n’est pas rare de le voir multiplié par 2 !
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Epilogue en un Acte
Le melon le plus juteux SVP
Les acteurs
Anonyme : l’entreprise
PIC GAINMINI : La SSII
CASHTON PASHER : La société de placement
Mike : le commercial de CASHTON PASHER
Pascal Rodmacq : MELON JUTEUX
La situation
Le client vient de voir partir le Chef de Projet de sa migration AD, il fait appel à sa SSII référencée, PIC GAINMINI, pour lui en fournir un autre vite fait bien fait au tarif contractuel suivant la fiche de description CDP-IT-EX-BLA-Rev346ter
La SSII ne peut pas assurer le besoin sur ses ressources et fait suivre la fiche de poste, après l’avoir anonymisée (on n’est jamais trop prudent) au cabinet CASHTON PASHER.
C’est Mike le contact de PIC GAINMINI, et Mike passe l’annonce sur le site freelance-info.fr
Il a récupéré un petit jeune sous la main à 400 € mais il voudrait présenter un assortiment à son client, il a dans ses papier le CV de Pascal Rodmacq
Action !
A mon bureau, coup de fil, Driiinggg !
- “Bonjour M. Rodmacq, c’est Mike de CASHTON PASHER à l’appareil, vous allez bien ?”
- “Je cherche un Architecte Chef de Projet expérimenté pour migration AD, en Région Parisienne, vous êtes disponible ?”
- “Ok, vous avez déjà fait des migrations AD ?”
- “Ah oui, je vois maintenant sur votre CV, ok …”
- “Ah oui, aussi la liste de recommandations, ah oui, je vois, ok, ok, bien …”
- “Bon je pense que ça va hein, on ne va s’attarder sur la technique hein. Maintenant, quel est votre tarif ?”
- “Comment, si cher ?”
- “S’il y a d’autres intermédiaires ? Euh oui hein maintenant ce client impose qu’on passe par PIC GAINMINI hein …”
- “Oui, c’est ça, ils prennent 30 % Comment ? Nous ? Oui c’est ça 20, enfin entre 15 et 20 hein ! Si on a un consultant à 1000 on rajoute pas 20 quand même …”
- “Le contexte ? Oui, euh, en fait il faut assurer la reprise d’un Chef de Projet sortant, il y a une semaine pour la transition”
- “C’est que je viens d’envoyer quelqu’un à 400 € jour au client là … et il, ah oui, le consultant est très content du tarif hein !”
- “S’il débute ? Ben oui, il vient juste de quitter sa société de service qui le payait trop mal et il vient de se mettre indépendant.”
- “Pourquoi je cherche quelqu’un d’autre ? Euh, bien, je vais garder votre CV hein, parce qu’il est intéressant et je vais le partager avec mes collègues.”
Conclusion
Le type, il est au marché, tous les melons sont au même prix, il demande à les comparer pour pouvoir choisir le plus juteux.
Le melon c’est VOUS !
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[1] Incidemment, j’écris de la gare de Stuttgart, je sors d’un entretien avec un prospect (une société mondiale de l’automobile) qui m’annonce qu’en Allemagne ils n’auraient pas le droit de contracter avec une “one person company” (Société unipersonnelle, ou un Indépendant quoi !). Je ne prends pas cela au sérieux mais voilà exactement le genre de rumeur et de pratique qui se répandent dans les grandes entreprises en ce moment. C’est totalement délirant ! Mon interlocuteur qui n’est pas un acheteur, n’est bien sûr pas au fait de la
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